Présentation du projet
L’organisation d’un colloque international sur le travail reproductif est née de l’urgence, partagée par de nombreuses chercheuses universitaires, d’actualiser les analyses sur ce thème dans un contexte où les mobilisations sur le terrain de la reproduction sociale sont nombreuses dans l’actualité politique des dernières années. Ces mobilisations, majoritairement portées par des femmes, ripostent contre l’accaparement et le déni de reconnaissance du travail, qui leur est historiquement, et encore aujourd’hui largement assigné, à la maison comme sur le marché du travail rémunéré. Liées au travail ménager, les activités de la reproduction sociale participent à la reproduction de la vie et de la société dans son ensemble et s’inscrivent ainsi dans l’organisation productive du système capitaliste contemporain (Fortunati, 2022).
En ce sens, ce colloque a pour objectif double de :
- revisiter les analyses de la reproduction développées au sein du mouvement international pour le salaire au travail ménager dans les années 1970 (Toupin, 2014)
- et de renouveler les connaissances à partir des recherches et des luttes en cours sur ce terrain (Berthiaume et al., 2021 ; Boisjoli & Simard, 2020 ; Federici et al., 2020 ; Simonet, 2022, 2024).
Cette journée permettra de réunir des chercheuses, chercheurs provenant du Canada, de l’Argentine, de l’Inde et de plusieurs pays européens tels que l’Autriche, la Belgique, l’Italie, le Royaume-Uni et la France. En plus d’offrir un croisement original interdisciplinaire à l’échelle internationale, la rencontre de chercheuses de grande renommée aux côtés de chercheuses plus jeunes permettra d’alimenter les échanges intergénérationnels lors de cette journée.
Contexte
Depuis quelque temps, la reproduction sociale reçoit de plus en plus d’attention scientifique, en raison du rôle stratégique que la sphère domestique a assumé dans le système capitaliste (Dalla Costa, 2023 ; Federici, 2012, 2020). En l’espace de quelques décennies, cette sphère est passée d’un rôle subordonné et dépendant de la production de marchandises à une sphère dominante, où la plus-value est extraite non seulement indirectement mais aussi directement, à travers les technologies numériques (Fortunati, 2023 ; Jarrett, 2016). Cette réorganisation a conduit à une surcharge du travail domestique global, en particulier en ce qui concerne les soins aux enfants et aux personnes âgées, révélant l’impossibilité réelle pour les femmes de supporter seules cette charge de travail disproportionnée (Rai, 2024). L'évolution accélérée qu'a subie le travail reproductif au cours des dernières décennies nécessite un effort considérable d'analyse et de compréhension considérant ses ramifications multiples qui rejoignent différents niveaux de prestation de travail. Ainsi, si le travail domestique non rémunéré demeure central dans l’analyse du travail reproductif, les enjeux de sa non-reconnaissance et de son invisibilisation se retrouvent tant dans l’espace dit privé, au sein des familles et des réseaux de bénévolat informels, que dans les activités de travail reproductif peu rémunérées et souvent accompagnées de conditions de travail difficiles dans les services sociaux publics, privés et même associatifs, incluant les emplois peu rémunérés à domicile.
Sur le marché du travail, on assiste à une expansion du travail gratuit dans les domaines liés à la reproduction sociale. Les secteurs du soin, des services sociaux, de l’éducation et des arts, notamment, offrent des conditions de travail de plus en plus précaires, sous couvert de passion, de formation ou de bénévolat (Belley et al., 2018 ; Ihaddadene, 2021 ; Simonet, 2018). Le travail du sexe, quant à lui, demeure criminalisé dans de nombreux pays et plusieurs lois prohibitionnistes continuent de contrôler la circulation des personnes et de leurs corps, sans pour autant offrir de protection sociale ni de droits salariaux.
Dans les familles, on observe également une augmentation de la pression à extraire plus de travail. On constate ainsi, d'un côté, combien les soins à l'enfance sont devenus à la fois plus contrôlés et plus médicalisés afin de fournir une main-d'œuvre qualifiée, capable de travailler dans des contextes productifs de plus en plus sophistiqués. D’un autre côté, les soins aux personnes âgées sont devenus une tâche de plus en plus ardue, puisque l'allongement significatif de l'espérance de vie implique des années supplémentaires de soins intensifs, majoritairement à la charge des femmes. Tout cela dans une situation économique marquée par un appauvrissement global des salaires et la perte du pouvoir d'achat en raison de l'inflation.
Pour soutenir cette transition, la relation entre le travail domestique matériel et immatériel au sein de la sphère domestique a changé, en ce sens que l’on a assisté surtout à un développement accru du travail domestique immatériel, soutenu par la diffusion des technologies numériques au sein des maisons et de l’espace dit privé. Tandis que le travail domestique matériel a bénéficié récemment d'un investissement limité en recherche et développement technologique, qui s’est essentiellement traduit par une timide diffusion de robots pour faire le ménage, la cuisine ou tondre la pelouse (ex. Roomba, Thermomix, etc.), le travail reproductif immatériel a vu une adoption massive de technologies numériques puissantes comme l’ordinateur et le téléphone portable, qui ont subsumé et automatisé une part importante du travail reproductif immatériel (la communication, l’information, l’éducation, les affects, le sexe, le divertissement, etc.) (Fortunati & Edwards, 2024).
Cette réorganisation sociale du travail de la reproduction a entrainé diverses conséquences, notamment celle d’impliquer davantage les hommes, les enfants, les adolescent.es et même les personnes âgées pour prendre en charge une partie de la surcharge de travail au fil de leur vie. Il suffit de penser aux nombreux couples de grands-parents qui, une fois à la retraite, doivent travailler à plein temps dans la sphère domestique pour permettre à leurs enfants et à leurs conjoint.es d’occuper un emploi. Ils et elles vont chercher les enfants à l’école ou à la crèche, les gardent jusqu’au retour des parents, s’en occupent lorsque les enfants sont malades, etc.
En même temps, plusieurs manifestations témoignent du refus individuel et collectif de porter à bout de bras le fardeau de la reproduction sociale. Ce refus s’observe dans les mouvements féministes transnationaux qui se sont mobilisés par le biais de la grève du travail reproductif (Gago 2021 ; Federici et al. 2020), un outil pour rendre visible sa valeur au sein de l'organisation du travail capitaliste ; mais aussi dans le cadre de la maternité, par la réduction drastique du nombre d'enfants dans les pays occidentaux, ou encore dans les soins aux personnes âgées, pour lesquels on réclame à l’État de s’en occuper. Lorsque les femmes possèdent suffisamment d’argent, elles refusent également ce travail en ayant recours à l’achat de travail de reproduction à bas coût auprès d’autres hommes et femmes pauvres, racisés, immigrantes (Farris, 2017 ; Vergès, 2019) et réfugiées (Martorano, 2023), dans un processus de transfert transnational de travail reproductif (Parreñas 2015). Ces différentes stratégies de réorganisation du travail reproductif, ainsi que celles de l’État qui tente de contenir les coûts des services déjà fournis, feront l’objet d’analyses au cours de cette journée d'étude.
La réaction de refus de la part des femmes a été interprétée par certain.es comme une crise du secteur de la reproduction (Coin, 2017), aussi bien au niveau domestique que social (Toupin et al., 2020). Cette crise a rendu ce secteur dysfonctionnel pour le système économique mondial, car les bases mêmes de la société et de son fonctionnement ont été ébranlées. La cellule familiale, en tant qu'unité de base de la société capitaliste, est elle-même devenue un terrain de remise en question des relations interpersonnelles, des identités sexuelles binaires, de la division sexuelle du travail pour ne nommer que quelques exemples. En devenant un espace d’expérimentations et de contestations sociales, où on cherche à « dénaturaliser » le travail de reproduction et son association aux femmes, la famille a subi une redéfinition constante des rôles sociaux associés à la parentalité, aux relations hommes-femmes et même du rapport entre les émotions et le travail qui y est associé (Lewis, 2019).
L'insensibilité du capital et des forces politiques et syndicales aux besoins des femmes a déclenché une forte résistance au travail reproductif, qui s'est manifestée par la contestation des structures fondamentales de la vie en commun, comme la famille par exemple ; par la rébellion contre le rôle toujours subalterne des femmes et la pauvreté de plus en plus répandue parmi elles ; et enfin par le refus d'être une cible facile et commode de la violence masculine, notamment fondée et supportée par la violence extrême de ce système économique (Gago, 2021).
Ces changements ont renforcé les divisions traditionnelles entre les femmes : entre celles qui travaillent « seulement » au foyer et celles qui travaillent à la fois dans le foyer et à l'extérieur, souvent dans les différents secteurs de la reproduction sociale, y compris dans d’autres maisons ; entre celles qui sont mères et celles qui ne le sont pas ; entre celles qui ont une nationalité et celles qui en ont une autre ; entre celles qui sont contraintes de subir des violences et celles qui parviennent à défendre leur intégrité physique et mentale. Or c’est en analysant leur travail reproductif sous toutes ses formes et les luttes pour le rendre visible et reconnu, que nous pouvons mieux comprendre comment fonctionne l’organisation sociale, politique et économique actuelle. C’est dans cette perspective que ce colloque a pour objectif ambitieux d’analyser et de discuter des différentes facettes du travail reproductif afin de les recomposer au sein d’une vision globale intégrée, capable de produire un discours solide sur les évolutions actuelles du secteur de la reproduction.
Références
Belley, S., Berthiaume, A., & Simard, V. (2018). L’exploitation n’est pas une vocation ! Pour la rémunération des stages et la fin du travail étudiant gratuit. Dans C. Robert & L. Toupin, Travail invisible : Portraits d’une lutte féministe inachevée (p. 143‑155). Les éditions du remue-ménage.
Berthiaume, A., Poirier, A., Simard, V., Tremblay-Fournier, C., & Simard, É. (2021). Grève des stages, grève des femmes : Anthologie d’une lutte féministe pour un salaire étudiant (2016-2019). Les Éditions du remue-ménage.
Boisjoli, S., & Simard, V. (2020). Grève des stages, salaire étudiant. Récit d’une mobilisation autonome, Mouvements, n° 103(3), 164‑174. https://doi.org/10.3917/mouv.103.0164
Coin, F. (2017). La crisi della riproduzione e la formazione di un nuovo “proletariato ex lege” Entrevue avec Silvia Federici. Dans Salari rubati – Economia politica e conflitto ai tempi del lavoro gratuito (p. 99‑106). Ombre Corte. https://www.infoaut.org/approfondimenti/la-crisi-della-riproduzione-e-la-formazione-di-un-nuovo-proletariato-ex-lege
Dalla Costa, M. (2023). Femmes et subversion sociale : Anthologie 1972–2008. Entremonde.
Farris, S. R. (2017). In the Name of Womens Rights : The Rise of Femonationalism. Duke University Press. https://doi.org/10.1215/9780822372929
Federici, S. (2012). Revolution at Point Zero : Housework, Reproduction, and Feminist Struggle. PM Press.
Federici, S. (with Curcio, A.). (2020). Genere e Capitale : Per una lettura femminista di Marx. DeriveApprodi.
Federici, S., Kuehni, M., Simonet, M., & Merteuil, M. (2020). Travail gratuit et grèves féministes. Entremonde. https://entremonde.net/travail-gratuit-et-greves-feministes
Fortunati, L. (2022). L’arcane de la reproduction : Femmes au foyer, prostituées, ouvriers et capital. Entremonde.
Fortunati, L. (2023). Law and the Reproduction Sphere as the Place of a Double Production of Value. Feminists@law, 12(2). https://doi.org/10.22024/UNIKENT/03/FAL.1214
Fortunati, L., & Edwards, A. (2024). Domestic Appliances and Household Robots : The Changing Landscape of Housework and Family. Dans L. Fortunati & A. Edwards (Éds.), The De Gruyter Handbook of Robots in Society and Culture (p. 411‑428). De Gruyter. https://doi.org/10.1515/9783110792270-022
Gago, V. (2021). La puissance féministe ou le désir de tout changer (L. Nicolas-Teboul, Trad.). Les éditions de la rue Dorion.
Ihaddadene, F. (2021). Professionnalisation empêchée et bénévolisation du travail des tuteurs de service civique. Nouvelle revue de psychosociologie, 32(2), 147‑161. Cairn.info. https://doi.org/10.3917/nrp.032.0147
Jarrett, K. (2016). Feminism, labour and digital media : The digital housewife. Routledge, Taylor and Francis Group. https://doi.org/10.4324/9781315720111
Lewis, S. (2019). Full surrogacy now : Feminism against family. Verso.
Martorano, N. (2023). Rifugiati/e al lavoro. Il sistema d’accoglienza come dispositivo di produzione e riproduzione di lavoratori e lavoratrici essenziali [Université de Padoue]. https://hdl.handle.net/11577/3497583
Parreñas, R. S. (2015). Servants of Globalization: Migration and Domestic Work, Stanford, Stanford University Press.
Rai, S. (2024). Depletion : The human costs of caring. Oxford University Press.
Simonet, M. (2018). Travail gratuit : La nouvelle exploitation ? Textuel.
Simonet, M. (2022). L’utilité sociale contre le travail. Leçons du travail gratuit et de ses luttes. Sociologie du travail, 64(1‑2), Article 1‑2. https://doi.org/10.4000/sdt.40913
Simonet, M. (2024). L’imposture du travail : Désandrocentrer le travail pour l’émanciper. 10-18.
Toupin, L. (2014). Le salaire au travail ménager : Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977). Les éditions du remue-ménage.
Toupin, L., Dalla Costa, M., & Federici, S. (2020). La crise de la reproduction : Entretiens. Les éditions du remue-ménage.
Vergès, F. (2019). Un féminisme décolonial. La Fabrique éditions.